Éditorial
Dans son roman Viral (aparté : j’étais loin de me douter, quand j’ai reçu le manuscrit, des connotations que prendrait ce titre moins d’un an plus tard…), Mauricio Segura s’est amusé à se glisser dans la peau de six personnages. Ils sont de sexes et d’âges différents. Ils n’ont pas les mêmes origines ethniques ou sociales. Ils ont chacun leur accent quand ils parlent. Leurs visions du monde entrent souvent en collision frontale les unes avec les autres. Jamais l’auteur ne choisit, ne tranche. Faut-il en conclure que Mauricio Segura veut nous dire que tous les points de vue se valent? Que chacun a raison de se méfier de l’autre? De voir en lui une menace? De s’enfermer dans sa paranoïa?
Je suis convaincu que non. Au contraire, je pense qu’il veut nous dire qu’il est impossible de se comprendre les uns les autres si on ne fait pas un sincère et sérieux effort pour se mettre à la place du voisin. « Tu te crois au-dessus de la mêlée, mais tu es comme tout le monde », se dit Lola, un des personnages du roman, qui constate du même souffle que « chacun a des préjugés, mais que personne ne les avoue ». Se glisser dans la peau de l’autre, au moins le temps d’un roman, voir le monde à travers ses yeux, même ce qu’on aimerait mieux ne pas voir, cela ne veut pas dire que tout le monde a raison à sa manière. Cela veut dire mettre en doute nos propres idées, nos propres convictions, les confronter à celles de notre prochain. Leur faire subir l’épreuve de la réalité, grâce au jeu de la fiction. Car la fiction est un jeu, dans la mesure où elle consiste à mettre de côté provisoirement les contraintes du réel.
La fiction a mauvaise presse aujourd’hui. Très souvent, on y voit de l’appropriation culturelle, on lui reproche de justifier les injustices, de colporter les stéréotypes, de se contenter de décrire quand il faudrait prescrire. Mais n’est-elle pas plutôt « un espace entre les mains », selon le très beau titre d’Émilie Choquet, que nous pouvons nous accorder, espace où le je peut jouer à être un autre. Sinon, comment le dialogue serait-il même possible?
Ce « déplacement » salutaire que permet la fiction peut aussi s’opérer dans le temps. Dans Les Crépuscules de la Yellowstone, Louis Hamelin nous invite à remonter le cours du Missouri avec le grand naturaliste John James Audubon et son guide, Étienne Provost. Bien sûr, en hommes du XIXe siècle, ceux-ci n’avaient aucun scrupule à tuer le plus grand nombre d’animaux possible et entretenaient des opinions absolument irrecevables aujourd’hui sur l’esclavagisme et la supériorité de la race blanche.
Si Louis Hamelin nous montre Audubon tel que les documents nous le révèlent, est-ce à dire qu’il l’excuse sous prétexte que son modèle ne faisait qu’épouser les idées de son époque? Que les opinions d’un homme aussi admirable, ou en tout cas admiré, auraient encore aujourd’hui droit de cité? Ce serait ridicule de le croire, comme il serait ridicule de croire que, dans les pages hallucinées où il décrit l’extermination des bisons des grandes plaines, il fait l’apologie de la chasse. En ne nous épargnant rien des aspects désagréables de la pensée d’Audubon, Hamelin nous montre la nature mortifère de ces idées, nous fait toucher toute la destruction et la souffrance qu’elles ont causées. Et il nous rappelle pourquoi il est si important pour nous, cent cinquante ans plus tard, de combattre le racisme, de vouloir protéger la nature. Aurait-il fallu que le romancier nous propose un portrait retouché d’Audubon? Photoshopper le passé est sans doute le meilleur moyen de faire en sorte qu’il se répète.
Voilà pourquoi le jeu de la fiction est si important, si essentiel. Si nous nous privons de cet espace qu’elle nous ouvre, si nous nous limitons à lire des textes où nous nous reconnaissons, qui nous confortent dans nos certitudes, le danger est grand que nous finissions, un jour, par croire que la Terre est plate.