Marie-Claire BlaisPetites Cendres ou la capture

Racisme, populisme, pauvreté, identités sexuelles : Marie-Claire Blais sonde les contrastes et les excès de l’Amérique.

Notre entretien avec
Marie-Claire Blais

Pourquoi aimez-vous tant le personnage de Petites Cendres, déjà présent dans le cycle Soifs?

Petites Cendres est un être vulnérable, mais aussi très sensible aux autres, très solidaire, cela malgré sa solitude d’homme marginal. Sa dure expérience de la vie l’a exposé à tous les coups, comme Noir et travesti, parfois prostitué, pour payer ses drogues. On peut voir dans Petites Cendres ou la capture, combien il est valeureux, généreux, qu’il peut risquer sa vie pour sauver un vieil homme qui a agressé en paroles un jeune policier. Tout cela se passe dans une petite ville du sud des États-Unis, mais pourrait se dérouler ailleurs. C’est un racisme universel, souvent inconscient.

 

Dans mon roman, on voit que se poursuit l’existence de ceux qui sont dominés et de ceux comme Petites Cendres qui refusent toute domination ou dictature. On a un tableau d’une société en mouvement, qui refuse de sombrer.

Extrait de l’entretien


Vos romans, au moins depuis Soifs, accueillent le monde contemporain à bras ouverts, dans sa laideur comme dans sa grandeur. Est-ce cette ouverture qui commande la composition chorale de vos livres?

Chez tous les personnages du cycle Soifs, il y a une voix unique qui est liée à une autre voix, fût-elle son contraire (bourreau, victime, etc.), comme un vaste tissage de toute une humanité où chacun se croyant seul est lié à un autre destin, et finalement à tous les destins, mais dans Petites Cendres ou la capture, on ressent moins cette force chorale, on voit des individus isolés pendant une fin de nuit qui est une nuit de fête, on entre comme avec l’objectif d’une caméra dans des vies très privées à un moment où tout va basculer. Pourtant, ce moment de destruction est aussi un moment de renaissance, ou de prise de conscience nouvelle pour chacun de ces êtres perdus dans la nuit. La puissance du chœur semble moins présente, mais le chœur (plus étroit) se découvre à mesure avec les évènements dramatiques de la nuit. Soudain toute la ville est là, le clochard qui meurt seul, la bienveillance d’un policier (celui qui est à cheval) à son égard, les riches, les pauvres, le couple des très jeunes Phil et Lou. À la fin, c’est un tableau d’une brève humanité en péril qui doit affronter le racisme, la violence, la peur d’une épidémie.

C’est notre monde, dans son actualité brûlante et inquiète, et pourtant une lumière est toujours là, dans le cœur de Petites Cendres.


Vous êtes témoin de la vie sociale et politique des États-Unis depuis plus de quarante ans. Diriez-vous que l’actualité récente confirme une radicalisation des forces conservatrices dans ce pays?

Après tant d’années aux États-Unis, ayant été témoin de tant d’évènements positifs du côté des lois, de l’évolution sociale sous la présidence d’Obama, et même bien avant, je crois que cette radicalisation va diminuer dans les prochaines années, ceux qui ont élu un président noir, ce qui fut un évènement historique important et durable, sont toujours là pour la lutte. Dans mon roman, on voit que se poursuit l’existence de ceux qui sont dominés et de ceux comme Petites Cendres qui refusent toute domination ou dictature. On a un tableau d’une société en mouvement, qui refuse de sombrer. Il est essentiel pour Petites Cendres de sauver un homme, en même temps que son honneur personnel. Je crois qu’il y a encore beaucoup d’êtres comme lui dans le monde, même à travers le chaos que nous vivons.


[…] et puis Conversion Nouvelle, il faut laisser votre croix à la porte, ce n’est pas admis dans un bar, même le dernier de l’île, c’est-à-dire que c’est le bar où l’on vient se remettre des ivresses de la nuit, on n’y sert que des bloody mary et des bières légères, c’est pour la cure, dit l’ivrogne, oui, pour la cure […].

Extrait du roman


La question de l’identité sexuelle est présente dans Petites Cendres. Ce n’est pas la première fois qu’elle se pose dans votre œuvre, mais le contexte social et politique a beaucoup changé sur cet aspect, n’est-ce pas?

Oui, le contexte social et politique a beaucoup changé, mais il y a encore beaucoup d’intolérance envers des personnes comme Lou et Phili. Dans le roman, ils sont très jeunes, à l’aube d’une vie qui pour chacun semble pleine de promesses. Lou et Phili devront affronter en même temps bien des préjugés, ce qu’ils ressentent déjà au contact de leurs parents, qui paraissent pourtant assez bien les comprendre en les laissant presque libres de leurs choix. Mais Lou et Phili éprouvent les craintes de milieux sociaux qui ne les comprendront pas : au collège et à l’université, auprès des jeunes gens de leur âge.

On a vu grandir Lou, qui a une relation très forte et complice avec son père. C’est une jeune artiste fille d’un artiste. On voit son développement au fil des livres de Soifs et le passage d’une enfance heureuse au souhait d’être un garçon, souhait puissant qu’elle réalisera, surtout à partir de sa rencontre avec Phil, qui lui vit le contraire, mais ils se comprendront. Il y aura entre eux un premier amour, une sorte d’union joyeuse qui les aidera l’un et l’autre.

Mais dans Petites Cendres ou la capture, il y a des gens plus menacés que les très jeunes, ce sont les travestis noirs, plusieurs sont assassinés, ou un travesti blanc tel que Samantha, un artiste du club de Yinn qui veut revoir ses parents et qui se fait assassiner dans la ville de sa naissance. Tout cela malheureusement est très réel, ces crimes font partie des crimes dénoncés dans ce livre.