Notre entretien
avec Laure Morali
En suivant Shimun raconte le périple que vous avez entrepris dans Nutshimit, terme qui désigne en innu « l’intérieur des terres ». Votre récit est ponctué de dates qui vous permettent de rendre compte jour après jour des paysages qui défilent et des impressions qu’ils laissent en vous. Votre perception du temps a-t-elle été modifiée lorsque vous étiez dans ce territoire du Nord?
Nutshimit garde les traces des nomades qui l’ont traversé. Les Innus ont marché dans ce territoire pendant des milliers d’années jusqu’à la génération de Shimun. C’est leur véritable maison. Vivre là-bas avec lui et ses filles pendant plusieurs mois a été un cadeau de la vie. J’ai eu l’impression d’être enveloppée par une terre d’une infinie douceur. Le temps n’était plus le même. Toutes les époques semblaient cohabiter au même endroit. Marcher sur les sentiers ouverts par les ancêtres de Shimun, toucher à une perche laissée par une personne en signe de son passage, écouter Shimun raconter les récits, les mythes et les légendes, le soir sous la tente, exactement de la façon dont il les avait reçus, apprendre le nom des lacs et des montagnes comme un long poème en perpétuelle transformation, tout cela m’a donné le sentiment d’entrer dans une temporalité propre à la terre.
Au quotidien, il me fallait apprendre à habiter mon corps, à vivre le moment présent, « une journée à la fois », comme on me l’a souvent répété. Ouvrir tous mes sens, devenir maître de mon instinct. Participer au flux du vent, de l’eau et de la lumière en posant des gestes sûrs. Apprendre à chasser. Changer de peau. Le présent devenait plus présent que jamais. Il semblait s’étirer et rejoindre un autre temps flottant, invisible et pourtant indélébile.
Quand j’ai plongé dans ma mémoire pour faire émerger des souvenirs enfouis et enrichir le récit, je me suis rendu compte que ces moments vécus dans le Nutshimit avaient laissé une empreinte vivante dans le paysage, dans l’air comme en moi-même, parce qu’ils avaient été vécus pleinement.
Cette intuition s’est vérifiée lorsque j’ai eu le bonheur de retourner au lac Kukamess dix-neuf ans plus tard avec Nuenau, comme le raconte la dernière partie du livre. J’ai vu la lune sortir au même endroit (la lune n’apparaît au même endroit qu’une fois tous les dix-neuf ans). Le temps n’était pas passé. En posant les pieds dans mes anciennes traces, je me suis retrouvée, en un instant. Un épanouissement oublié a refait surface. Je récupérais mon regard de jeunesse.
Nutshimit n’oublie pas ceux qui ont marché en lui. Il garde notre présence au creux de son nid et de son nom, jusqu’à ce qu’on lui revienne.
Vous vous intéressez aux peuples des Premières Nations depuis plusieurs années déjà. Quels sont les aspects qui font que vous vous y intéressez particulièrement?
Permettez-moi de resserrer la question. Je ne peux pas dire que je m’intéresse aux peuples des Premières Nations, car j’aurais l’impression de perdre de vue la beauté de la réciprocité qu’une relation engage, mais je peux dire que j’ai créé des liens avec des personnes innues, tout comme avec des membres d’autres nations. Chaque peuple est unique, chaque personne aussi. J’ai des amis à Ekuanitshit et dans d’autres communautés. Je les aime tout simplement, dans la singularité de chacune de ces relations. Il y a des éléments récurrents à ces amitiés précieuses.
Le titre du livre En suivant Shimun porte le prénom d’un homme pour cette raison. Je souhaitais mettre en relief la base de toute relation : la rencontre. Suivre une personne. Lui faire confiance. S’engager dans ce sentier.
J’ai vingt-trois ans quand j’arrive à Mingan la première fois. Je rencontre une femme, Penassin Pashin, sa sœur Nuenau, puis leur père Shimun, leur grand-mère Maniten, leurs enfants, leurs amis, et bientôt le Nutshimit. Nous partageons des repas. Nous rions et nous pleurons ensemble. Nous vivons des naissances et des deuils. Nous nous soutenons dans les moments difficiles et nous nous réjouissons les uns pour les autres dans les moments heureux. On me fait me sentir à la maison, chaque fois que je reviens. On m’ouvre le regard, on déplace mon regard. Nous sommes en relation, à hauteur d’humains. Un jour, Shimun m’invite à le suivre dans son territoire, où il souhaite me dévoiler son vrai visage, me faire connaître et aimer sa culture, l’innu-aitun, l’art de vivre innu. Dans le Nutshimit, il prend soin de moi comme de ses propres filles. Il participe à mon éducation.
Quels sont les aspects qui font que je me suis attachée à Shimun, à sa famille, son village, sa culture, son peuple? La simplicité de la relation, le sens du partage et de la solidarité, la fidélité en amitié, le goût du rire, l’importance de la communauté, le fait qu’on ne regarde pas une personne selon ses étiquettes (origine, confession, profession…), mais selon son cœur. L’amitié ne connaît aucune frontière quand on regarde l’autre dans le cœur, comme on m’a appris à le faire là-bas. Le cœur est une source intarissable. On reçoit et on donne, à l’infini. Quand on aime, on s’investit.
On me fait me sentir à la maison, chaque fois que je reviens. On m’ouvre le regard, on déplace mon regard. Nous sommes en relation, à hauteur d’humains.
Extrait de l’entretien
Dans la mesure où l’expérience du territoire se vit à son contact et à travers les fulgurances de l’instant présent, comment avez-vous abordé la transposition à l’écriture?
Le récit en prose déroule un chemin chronologique horizontal. Celui-ci croise parfois des instants de pure présence, qui s’expriment sous la forme verticale de poèmes en vers libres ou encore de brefs éclats rappelant le haïku, disséminés par touches à travers l’histoire. Je retrouvais, en écrivant ainsi, cette impression de neige poudreuse qui retombait, scintillante et au ralenti, derrière Shimun, quand il la soulevait en marchant sur le grand lac. L’horizontalité de la prose et la verticalité du poème, c’est l’homme debout.
Le journal et ses anecdotes, les moments plus denses de méditation, le poudroiement des poèmes, la prégnance récurrente de la langue innue qui semble née de Nutshimit, les notes joyeuses sorties de situations, tous ces éléments ont trouvé naturellement leur place, dans une grande liberté organique de complétude circulaire, jusqu’à donner au livre sa forme. Je remercie Louis Hamelin et Jean Bernier pour leur accompagnement respectueux dans le travail de cette forme.
Vous écrivez à propos de Shimun et vous : « Nous sommes liés par une amitié incongrue, un vieil homme et une jeune femme. » De quoi se façonnent les liens significatifs?
Une reconnaissance réciproque. Ainsi commencent toutes les amitiés durables. On a l’impression de connaître l’autre depuis toujours. Ce genre de coups de foudre amicaux laisse présager un amour inconditionnel. On ne juge jamais l’autre. On veut simplement son bonheur. Notre relation avec Shimun transcendait nos différences d’âge, de langue, de culture. Il s’inquiétait pour moi et je m’inquiétais pour lui. Il me transmettait des savoir-faire en me demandant de l’observer puis de répéter ses gestes. Nous nous comprenions avec les yeux et le rire intérieur qui illumine l’atmosphère quand la tendresse s’exprime. Avec sa mère Maniten, c’était pareil. Elle, qui ne parlait pas un mot de français, me lisait en un regard. Et Penassin, elle était si chaleureuse qu’on ne voulait pas sortir de son aura.
Partager des moments uniques a contribué à renforcer nos liens. Quand je passe du temps avec Nuenau aujourd’hui, nous avons tant de souvenirs en commun, nous n’avons pas besoin de nous expliquer pour nous comprendre. Elle connaît mes parents et je connais les siens. C’est la famille agrandie. Quelques mots ou un silence suffisent.
Les liens significatifs, par leur grande ouverture à l’autre, entraînent souvent des transformations profondes. On laisse de côté ses certitudes. On interroge sa propre vision du monde et on accepte qu’elle se modifie.
L’importance d’une rencontre se révèle dans la durée. Publier En suivant Shimun, un quart de siècle après notre première rencontre, c’est reconnaître la force d’une relation qui a vaincu le passage du temps et se prolonge au-delà de la disparition.
Un bonheur espiègle m’accompagne. Je pense “je t’aime”, sans savoir à qui ce sentiment s’adresse. Chaque seconde monte en moi le premier souffle d’un désir.
Extrait du livre
Livre publié dans la collection « L’œil américain ».
Préface de Rita Mestokosho et Jean-Charles Piétacho.